Pour le journaliste russe Maxim Yusin, les vifs échanges de ces derniers jours entre Moscou et Bakou témoignent de « la crise la plus grave que traversent les relations entre la Russie et l'Azerbaïdjan ces dernières décennies ».
Par Olivier Merlet
Nous vous en faisions part dans nos éditions d'hier et de lundi: il semble que le torchon brûle entre Bakou et Moscou au sujet du Karabagh. S'il est encore bien tôt pour présumer du tour que prendra l'affaire, le journaliste politologue russe Maxim Yusin, bien connu des lecteurs du quotidien économique russe Kommersant, n'hésite pas à parler, « sur fond de guerre des mots, d'une situation explosive qui se fait jour dans les relations entre Moscou et Bakou ». Nous reproduisons ci-après l'intégralité de l'article qu'il a fait paraître à ce sujet le 18 juillet.
Dernier événement en date depuis, "l'invitation" faite au tout nouvel ambassadeur russe à Bakou de se présenter au rendez-vous intimé par Jeyhun Bayramov, le ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères, en réponse à celui imposé la veille à l'ambassadeur azerbaïdjanais par le vice-ministre russe des Affaires étrangères.
S'il ne fallait retenir qu'une seule phrase de toutes celles savamment choisies et diplomatiquement distillées de part et d'autre depuis quelques jours, ce serait peut-être celle du communiqué initial de Moscou le 15 juin : « les conditions fondamentales dans lesquelles la déclaration des dirigeants de la Russie, de l'Azerbaïdjan et de l'Arménie du 9 novembre 2020 a été signée, ainsi que la position du contingent russe de maintien de la paix déployé dans la région ont radicalement changé ».
Même si elle se trouve aujourd'hui en position de faiblesse, la Russie n'a vraisemblablement aucune envie de renoncer à ses chasses gardées du Sud Caucase. De même, la perspective de devoir retirer du Karabagh des troupes qu'elle a pu y stationner pour la première fois, en bordure de territoire turcophone et à quelques encablures de la frontière iranienne ne peut satisfaire le bon gré et les intérêts de Moscou dans la région.
Ce « changement de situation » qu'évoque la déclaration de samedi pourrait-il lui permettre d'y proroger son mandat contre vents et marées, et surtout contre l'intention de Bakou de ne pas reconduire au-delà des 2 ans qu'il reste sa présence au Karabagh.
Il serait malvenu en ces heures tragiques pour le peuple du Karabagh d'y voir un quelconque motif d'espoir ou de réjouissance, ni même d'oser un ouf de soulagement. Comme le dit le journaliste russe en d'autres termes, Moscou a -t-elle seulement encore les moyens de ses ambitions ? Il semble aujourd'hui malgré tout que deux voies s'ouvrent et se dessinent au-delà du corridor de Latchine, celle de l'assimilation par la Russie ou du balayage de son peuple et de ses terres arméniennes par l'Azerbaïdjan.
« Une situation explosive se développe dans les relations entre Moscou et Bakou »
Le Caucase du Sud est peut-être à la veille d'événements dramatiques. C'est ce qui ressort d'un échange sans précédent de déclarations des ministères des affaires étrangères de la Russie et de l'Azerbaïdjan.
Tout d'abord, le ministère russe des affaires étrangères s'est dit préoccupé par le fait que la situation autour du Haut-Karabakh évolue selon un scénario négatif, à savoir que la crise humanitaire s'aggrave, que la population locale connaît une pénurie aiguë de nourriture, de médicaments et de produits de première nécessité, et qu'elle est pratiquement privée d'électricité et d'approvisionnement en gaz. Toutes ces citations sont tirées d'une déclaration du ministère des affaires étrangères.
Bien que le document ne contienne pas d'attaques directes contre Bakou, il ressort clairement du texte que la cause de la crise est le blocus du Karabakh mis en place par l'Azerbaïdjan. La réponse de Bakou a été immédiate et d'une dureté sans précédent.
La position du ministère russe des affaires étrangères a été qualifiée d'inacceptable et, en outre, ne correspond pas à la déclaration sur la coopération entre les alliés de Bakou et de Moscou, adoptée en février dernier par les présidents Vladimir Poutine et Ilham Aliyev.
Et voici le passage le plus intéressant de la déclaration du ministère azerbaïdjanais des affaires étrangères : "Le retrait des restes des formations armées arméniennes d'Azerbaïdjan n'a pas encore été assuré. De plus, ces formations sont soutenues sous la supervision du contingent russe de maintien de la paix".
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En d'autres termes, Bakou accuse directement Moscou de son incapacité et de son refus de mettre en œuvre les accords de novembre 2020 qui ont mis fin aux hostilités entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan et, en outre, réaffirme sa détermination à obtenir le retrait de ce qu'il appelle les "restes des formations armées arméniennes" du Karabakh.
Les Arméniens appellent ces formations l'"armée de défense de l'Artsakh", créée en 1992, qui assure la sécurité de la partie du Karabakh qui reste sous contrôle arménien.
La question principale est de savoir combien de temps elle restera sous ce contrôle. Les déclarations de plus en plus fortes émanant de Bakou ne laissent aucun doute sur le fait que le président Aliyev et son équipe sont prêts à accélérer le cours des événements et n'attendront peut-être pas l'expiration d'un délai de cinq ans, pendant lequel les forces de maintien de la paix russes devraient assurer l'ordre et le statu quo au Nagorny-Karabakh.
Selon une déclaration du ministère azerbaïdjanais des affaires étrangères, ces forces de maintien de la paix ne sont plus considérées comme une partie neutre à Bakou, ce qui signifie qu'il est possible que leur présence n'empêche pas l'armée azerbaïdjanaise de nettoyer les "restes de formations armées" à Stepanakert et dans la région environnante.
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Bakou compte sur le fait que l'Arménie, sous la direction de Nikol Pashinyan, n'interviendra pas (et même si elle le faisait, le rapport de force est clairement en faveur de Bakou). Quant à l'Occident, il n'est pas prêt à prendre la défense des Arméniens du Karabakh aujourd'hui.
La seule chose qui pourrait théoriquement freiner les ardeurs belliqueuses de Bakou est la menace de sanctions économiques, principalement en ce qui concerne le pétrole et le gaz. Mais l'Occident ne peut se le permettre. Moscou est son principal adversaire et les ressources énergétiques azerbaïdjanaises sont considérées comme une alternative aux ressources russes.
Quant au Kremlin, Bakou ne semble pas craindre particulièrement sa réaction. Apparemment, il estime que la Russie est trop profondément ancrée en Ukraine et qu'elle n'a ni la force, ni la capacité, ni l'envie d'ouvrir un autre front dans le Caucase du Sud.
Source Kommersant - Maxim Yusin